Lancelot, de Raymond Carpentier

A l’occasion de la réorganisation de mon blog, je retrouve ce poème d’un ami et Frère, que j’avais publié avec sa permission en juin 1992.

Vertige du temps qui passe ! Souvenirs, souvenirs…

A l’époque, le blog s’appelait « Pages maçonniques francophones » et ce fut le premier site maçonnique en langue française. C’était il y a bientôt 30 ans et je me souviens des longues discussions philosophiques que nous avions alors avec Raymond, Sam et quelques autres membres de la « Perfection Latine ».

J’étais l’un des plus jeunes de la bande et je ne pouvais pas me résoudre à admettre ce que disait Raymond, malgré tout son bon sens et la finesse de son esprit critique. Mais j’avais publié son texte parce que je trouvais qu’il résumait fort bien l’un des points de vues qui s’affrontaient fraternellement dans l’arrière-salle d’un petit café du 20ème où le Soleil luisait même en pleine nuit.

30 ans plus tard, une vie maçonnique et la lecture de Camus étant passés par là, je crois bien que j’ai fini par me ranger à son point de vue.

Raymond est parti depuis longtemps vers cet Orient Éternel auquel il ne croyait guère (ce qui reste une différence, mineure, entre nous). C’est donc avec un peu d’émotion que je le republie maintenant, dans les partages d’amis.

Ami(e)s « profanes » qui passez par là, Raymond n’avait pas la prétention d’être un philosophe ni un poète, encore moins un maître ou un gourou. Il n’était qu’un honnête homme, un Maçon, qui a voulu organiser sa pensée et la mettre soigneusement en vers pour la partager avec ses Frères. Et c’est cette modestie qui fait toute la richesse de son texte.


A la quête du vrai, du beau, du juste,
Le nouveau Lancelot chevauche dans la forêt.

Longtemps il avait cru qu’au ciel étaient écrites
les réponses aux questions de son esprit avide.
Mais le ciel aujourd’hui lui répond galaxies,
trous noirs et parsecs et vertige des distances.

Et les vieux manuscrits ou de vénérés maîtres
racontaient la saga d’un Dieu qui s’était mué
de colère en amour,
soumis, dorénavant, au scalpel des linguistes,
a l’épreuve de l’histoire, aux critiques des casuistes,
exposent désormais, un recueil de légendes,
expression pitoyable d’hommes épouvantés
par un monde écrasant
de famines, de massacres, de guerres, d’assauts, de pestes.

Lancelot a compris que ces mots exprimaient
la grande peur des hommes, affolés de souffrances,
errants entre la vie et l’amour et la mort.
Il sait que, maintenant, il doit interpréter,
et de son propre chef attribuer du sens
à ces mots qu’il croyait reliés à l’absolu.

Douce révélation, mirage tendre et doré,
te voilà qui m’échappe ou plutôt qui me poigne,
car je sais aujourd’hui que par révélation,
c’est moi même qui me parle en mon coeur désirant.

Comme le ciel était muet,
Lancelot s’est penché vers la Terre qui le porte.
Il a cru découvrir dans la matière inerte,
la loi qui le conduit à travers les atomes.
Il a cru que Matière remplacerait le dieu.
Il a cru que Matière, enfin solide appui,
lui donnerait le sens auquel il aspirait.

Dans le grand Mécanisme, tout était à sa place,
et la science savait y trouver son chemin.
Elle rencontrait là sa demeure évidente,
demeure qui l’attendait de toute éternité.
L’Horloge réclamait l’horloger fabricant.
Harmonie de l’esprit incarné dans les choses,
harmonie de ces choses exprimées par l’esprit.

Las,
sa quête l’a conduit dans la voie sans issue.
La superbe envolée de la claire logique,
achoppait au contact de l’infime particule.
La raison vacillait.
Il fallait découpler la chose qu’on voyait et la pensée du monde.
Seules les équations, étranges attracteurs,
permettaient de relier les manifestations.
Alors la matière, la solide fondation,
s’était évaporée en des spéculations
qui ont donné vertige à ceux qui les maniaient.

Il fallait s’y résoudre.
Les hommes, ici encore, ne pouvaient découvrir
aucun trésor caché par un divin pirate.

Il nous l’avait bien dit, le philosophe barbu,
qui, en pesant ses lettres dans sa Troyes en Champagne,
avait tant médité sur cette science du petit:
« Science ne découvre pas, sa vérité construit ».

En science également, l’homme doit écrire le vrai.
L’espoir de voir s’ouvrir une fenêtre sur l’Ailleurs,
s’évanouissait aussi pour les matérialistes.

Lancelot sut alors qu’il était vraiment seul.

Lancelot est tout seul. D’un oeil épouvanté,
il regarde les ruines de ses vaines espérances.

Un moment il est pris par une orgie de sens.

Cro-Magnon qui chassait le bison sur la roche,
aurais-tu donc raison contre notre raison ?

Chaldéen qui lisait l’avenir dans les astres,
me donneras-tu ton livre pour que je rêve mes jours ?

Et toi, vieux fou prêchant dans la Crotone grecque,
qui voyais dans les nombres un divin computer,
ton délirant clavier frappera-t-il mon destin ?

Cuisinier de l’obscur devant ton athanor,
discoureur symbolique aux écrits ambigus,
qui explore les cavernes où gîte le Roi du Monde,
détiens-tu le secret de cette Pierre de touche,
qui donne le pouvoir et abolit le temps ?

Homme noir, réfugié au fond de ton gourbi,
maniant dans la poussière de pauvres amulettes,
toi, conteur de sornettes aux chatoyants reflets,
aurais-tu le secret du vrai médicament ?

Toi, l’astrophysicien, inspiré par ta foi,
qui vois le Créateur dans tes étranges lucarnes,
toi qu’un prince de l’esprit a pillé sans vergogne,
tu nous la bailles belle, je ne suis pas convaincu.

Lancelot se redresse.
En lui veillait le coeur qui rameute l’esprit.
Il ose regarder la lumière de l’Attique.
D’un même geste il repousse
Les mirages du désert et les brumes celtiques.

Lancelot maintenant a admis qu’il est seul.

Saura-t-il supporter l’épouvante qui l’étreint ?
Saura-t-il, exalté par sa déréliction,
découvrir dans la joie une sévère évidence,
et regarder en face un monde qui se tait ?

Saura-t-il, affrontant le silence qui l’entoure,
accepter finalement que ce qu’il lit au ciel,
dans les pierres, dans le sang, dans la vie, dans les mots,
c’est lui-même qui l’écrit pour le relire ensuite ?

Saura-t-il, tragédien de sa propre existence,
en jouer pour y trouver la pure jubilation,
celle qui, délivrée des espérances vides,
enflamme de noblesse un cœur qui se construit ?

Saura-t-il se passer des consolations pauvres,
dérisoire refuge pour sa peur enfantine,
et regarder enfin le Vrai, le Beau, le Juste,
Quand il est l’Architecte, qu’il le sait et l’assume ?