Deux approches bien différentes de la franc-maçonnerie au XVIII° siècle

diorama maçonnique 18eme siècle

Pierre Noël est un historien de la franc-maçonnerie réputé.

Il a publié le 15 novembre 2020 un long billet sur le site « Hiram.be » au sujet d’un diorama maçonnique du 18ème siècle.

Il a également publié sur le même blog, au mois de janvier de la même année, un autre billet intitulé «La loge en 1741».

 

Qu’est-ce que je retire de la lecture de ces deux billets, ainsi que de leurs commentaires, parfois fort instructifs, parfois aussi, hélas, édifiants mais pour de plus tristes motifs ?

Tout ceci renforce ma conviction que la franc-maçonnerie n’a jamais eu d’essence.

Et pourtant, les obédiences maçonniques et leurs membres ne cessent, depuis presque trois siècles, de s’enguirlander à ce sujet et de se combattre à grands coups de définitions :

  • « Association essentiellement philosophique et philanthropique » pour le Grand Orient de France.
  • « Système de morale illustré par des symboles » pour de nombreuses grandes loges américaines.
  • « Ordre initiatique fondé sur la fraternité » selon la définition que lui a donné la Grande Loge de France après la Libération [1].
  • Plus modestement : «One of the oldest social and charitable organisations» pour la Grande Loge Unie d’Angleterre.

Comment dans ces conditions s’étonner des différents et des anathèmes ?

Comment s’étonner qu’il ait été impossible, lors de la rédaction de l’article de Wikipédia sur le sujet, de trouver un accord entre les rédacteurs pour dire, dans le résumé introductif «La franc-maçonnerie est ceci ou cela.» ?

Comment s’étonner que certains auteurs académiques préfèrent parler des francs-maçonneries plutôt que de la franc-maçonnerie ?

Quoi de commun en effet entre les pratiques de la très élitiste loge des «Neuf Sœurs», d’une loge illuministe d’Avignon à la fin du siècle des Lumières, d’une loge militaire sous l’Empire, d’une loge d’une ville ouvrière française sous la Troisième République, d’une loge d’une petite ville rurale ou minière d’Australie ou des USA à la même époque ?

Les exemples présentés par Pierre Noël – auxquels ont pourrait ajouter de nombreux autres étudiés par de nombreux historiens – le montrent bien : Si la franc-maçonnerie apparaît au début du 17ème siècle en Écosse comme une structure annexée à la corporation des maçons de métier, elle ne doit son essor qu’à sa transformation en un mode de sociabilité plus vaste à la fin du même siècle, en même temps qu’apparaissaient toutes sortes d’autres «sociétés amicales». Il y eut par exemple à partir de 1676 un «Ordre des francs-jardiniers», aujourd’hui presque totalement disparu.

Mais c’est en 1717, lorsque quelques intellectuels anglais prirent la main sur la branche londonienne de cette sociabilité d’entraide mutuelle, qu’elle prit son véritable essor, très rapidement, dans toute l’Europe. Et déjà à cette époque avec des variantes fort différentes, comme le démontrent entre autres les exemples choisis par Pierre Noël.

À cette époque, en France comme dans presque toute l’Europe, on sortait tout juste des guerres de religions et l’édit de Nantes venait d’être révoqué. Les protestants étaient pourchassés et envoyés au bagne ou aux galères. Il ne faisait pas bon être pris en possession d’une Bible entre 1685 et 1760.  Les juifs avaient été contraints de se convertir et  furent chassés des Antilles françaises par le « code noir » en 1685. Ils ne purent y revenir que fort discrètement et en tant que correspondants de négociants bordelais  (ce qui n’est pas peut-être pas insignifiant vis à vis de l’histoire du Rite Écossais Ancien et Accepté).

Après la mort de Louis XIV, en 1715, les persécutions diminuant peu à peu en intensité, il devenait possible, à condition de rester discrets et d’éviter les scandales, de s’associer de diverses manières, un peu à l’abri des foudres des autorités civiles et religieuses, souvent sous la protection d’un notable local puissant. Après 1717, la franc-maçonnerie, bien que portée par l’anglophilie des Lumières, ne fut pas le seul mouvement de ce type. Elle fut condamnée, bien sûr, au motif principal évident qu’elle était le lieu où des catholiques français se permettaient de fraterniser avec des protestants étrangers, voire qui sait avec des protestant français. Mais selon la coutume de l’époque, il suffisait d’éviter tout scandale et de se réunir discrètement et uniquement entre gens de bonne compagnie pour éviter bien des soucis. D’autant que ces réunions discrètes favorisaient parfois des échanges diplomatiques et commerciaux qui ne pouvaient pas avoir d’existence officielle.

Cette franc-maçonnerie naissante n’avait donc pas vraiment d’objectifs, ni d’essence. Personne ne l’a jamais construite dans un but particulier. Elle est apparue comme un mode de sociabilité, à l’imitation de ce qui se faisait depuis peu à Londres, puis très vite en reprenant les codes de sociabilités européennes très aristocratiques voire plaisantes, telle le célèbre «Ordre de la Mouche à Miel» fondé par la Duchesse du Maine en 1703.

Et quoi qu’aient pu en dire par la suite quelques auteurs romantiques et post-romantiques, notamment à la grande époque de l’ésotérisme néo-gothique, il faudrait vraiment lire ses premiers rituels avec les yeux de la foi pour y trouver trace d’un véritable ésotérisme, dans le sens moderne du mot, avant les années 1750-1760 [2].


[1] Notamment dans sa déclaration de principe de 1955.

[2] Avec peut-être et sous toutes réserves l’exception d’un rituel allemand d’inspiration hermétique dans les années 1730.