
«Pour moi Hollande (ou Glucksmann ou Tondelier ou …) ne sont pas de gauche.»
On a tous entendu de genre de propos qui distribuent ou refusent des brevets de gauche sur un simple sentiment, sans véritable argument. Et ceux qui les prononcent, ces propos, sont quasiment toujours incapables de répondre à une question pourtant toute simple:
«Peut-être, mais qu’est-ce que ça veut dire exactement, pour toi, d’être de gauche?»
Presque toujours, la réponse est quelque chose de totalement embrouillé. Être de gauche ce serait… mais enfin tout le monde le sait bien! La gauche c’est les vaillants camarades (ou les affreux abrutis!) qui ressemblent à machin ou truc, c’est ceux qui soutiennent ceci ou cela, enfin bref, «tout le monde le sait!»
«Tout le monde le sait!»… mais personne ne peut en donner une définition claire?
Et c’est tellement pratique de ne jamais donner de définition claire!
Ça permet d’exprimer des avis catégoriques sur tout sans vraiment faire l’effort de réfléchir sur rien.
Et nous mettre en demeure d’avoir un avis sur tout sans prendre le temps de réfléchir à rien, est-ce que ça n’est pas précisément ce que la société attend de nous?
Pas forcément, me direz-vous. Il y a aussi des sociétés dans lesquelles la classe dirigeante fait tout pour enfumer les membres des classes populaires au point qu’ils renoncent à essayer de comprendre quoi que ce soit ou à émettre quelque avis que ce soit. C’est très juste. D’ailleurs les idéologues du mouvement MAGA aux USA, dont Steve Bannon, l’ont parfaitement théorisé: Saturer l’espace public de « bullshit » jusqu’à ce que plus personne n’y comprenne rien et que tout le monde renonce à s’opposer.

«Ayez un avis spontané sur tout ou n’ayez aucun avis, peu importe, du moment que vous ne réfléchissez pas». Tel pourrait être le mot d’ordre des mouvements qu’on a parfois nommé des «anti-Lumières», en opposition avec la vieille locution latine que Kant présentait comme étant le fondement même de la philosophie des Lumières:
«Aude Sapere», «Aie le courage de te servir de ton entendement».
Alors ça veut dire quoi exactement «être de gauche»?
Est-ce que c’est juste un « air de famille »?
Suivant la manière dont on s’habille ou dont on parle, suivant qu’on aime la musique classique ou pas, on serait de gauche ou de droite ? Sérieusement ?
Ou une classe sociale héréditaire?

Pour certains, les paysans riches, les intellectuels et leurs enfants étaient nécessairement de droite alors que les travailleurs et leurs enfants seraient naturellement « de gauche », sauf les traitres bien entendu… C’était la base du stalinisme. Ne restait plus qu’à identifier les « traitres », mais sur quels critères?
Une liste de revendications?
«Quand on est de gauche, on est pour le SMIC à 1600€!»
??? Ah bon, et du coup si on est pour le SMIC à 1400€ on est de droite ? Et si un député de droite, voire d’extrême-droite, déclarait subitement qu’il serait d’accord pour passer le SMIC à 1600€, ça voudrait dire qu’il est passé à gauche???
«Être de gauche, c’est se préoccuper des pauvres»
??? J’ai eu l’occasion de rencontrer des religieuses catholiques qui s’occupaient énormément des pauvres, au point de vivre elles-même dans la pauvreté, et qui récoltaient de l’argent auprès des gens très riches pour leurs bonnes œuvres. Je vous assure qu’elles n’auraient pas du tout aimé qu’on leur dise qu’elles étaient de gauche.

«Quand on est de gauche, on est forcément écologiste»
??? Ça ne marche pas davantage. Historiquement la gauche n’a pas toujours été écolo, très loin de là. Alors que les nazis l’étaient.
Un permis à points ?
D’autres proposent plutôt une liste à cocher. Ça ressemble à un permis à point ou à un quizz de magazine: Quel est votre score de gauchitude? A chaque case cochée, on gagne ou on perd des points. Si on est pour la retraite à 60 ans, on gagne 5 points de gauche. Et plus on a de points, plus on est à gauche.
Une DÉFINITION par pitié!

Si on veut parler sérieusement des choses, il nous faut une VRAIE définition. Sinon on n’obtient que des engueulades de bistro basées sur des concepts flous.
Un peu d’histoire

Historiquement, le concept nait en France, le 28 Août 1789, lors du débat sur le veto royal à la Constituante. La question est fondamentale. Quelques jours après l’abolition des privilèges, la question est encore posée de savoir si au moins le roi pourrait rester, du seul fait de sa naissance, en mesure de s’opposer à la volonté des représentants du peuple.
Les députés qui sont contre se rangent à la gauche du président.
Dès l’origine de l’expression, être de gauche, c’est déjà s’opposer à la domination d’une classe sociale sur les autres. Ça s’inscrit dans le mouvement général qui affirmera les droits de l’Homme comme un principe fondateur:
Les hommes naissent et demeurent libres et égaux en droits. Les distinctions sociales ne peuvent être fondées que sur l’utilité commune.
Article 1er de la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen de 1789
Du côté de chez Blum

En ce qui me concerne, j’avais demandé il y a quelques temps à une IA qu’elle était la définition de la gauche selon Léon Blum. Elle m’a répondu ceci, que j’ai trouvé très bien correspondre à ce que j’avais lu sous sa plume, même s’il ne l’a sans doute jamais dit exactement comme ça:
Être de gauche, c’est reconnaitre qu’il existe une exploitation de l’Homme par l’Homme et refuser de s’y résoudre.
La définition de la gauche qui aurait pu être celle de Léon Blum… d’après l’IA ChatGPT!
Le congrès de Tours de 1920

En 1920, la révolution russe a déjà commencé. Elle soulève de nombreux espoirs chez les progressistes européens.

Le congrès de Tours, en 1920, ne fait qu’entériner la rupture entre les deux gauches désormais d’autant plus irréconciliables que Lénine exige qu’elles le soient totalement:
Conditions d’admission des Partis dans l’Internationale communiste
Le 29 décembre, le courant réformiste est minoritaire (3208 voix pour les communistes contre 1022 aux socialistes). Le lendemain, les minoritaires sont exclus et quittent la salle.
Deux gauches irréconciliables
À partir de cette époque, on se retrouve ainsi avec deux gauches irréconciliables:
- Une gauche « radicale » ou « révolutionnaire », pour laquelle la disparition des inégalités de classes est la priorité absolue qui ne pourra advenir que par une révolution, suivie d’une dictature du prolétariat qui éliminera, par tous les moyens (Goulags, camps de la Révolution culturelle, etc.) les anciens membres des classes dirigeantes et leurs enfants. Elle éliminera aussi par la même occasion ce qu’elle appelle les «socio-traîtres», c’est à dire les militants de la gauche réformiste. Le problème, de mon point de vue, c’est que ça n’a jamais marché, nulle part dans le monde, depuis 1918 et même depuis Spartacus au moins. La « révolution prolétarienne » se termine toujours soit par une répression féroce, soit par le remplacement de l’ancienne classe dirigeante héréditaire par une nouvelle classe dirigeante héréditaire.
- Une gauche « réformiste » qui essaye de faire diminuer les inégalités progressivement, non pas par un dialogue bienveillant avec les classes dirigeantes (la gauche réformiste n’est pas une « gauche molle », ni un « centre »), mais en construisant un rapport de force qui sera suivi d’évolutions de la culture commune et de négociations sociales. On lui doit, en France et dans de nombreux autres pays d’Europe, les congés payés, la retraite par répartition, la sécurité sociale et de nombreuses autres mesures qui, sans faire disparaitre les inégalités de naissance, les atténuent. Pour en prendre la mesure, il suffit de comparer avec le modèle des USA, dans lequel la gauche, qu’elle soit radicale ou réformiste, n’a encore jamais vraiment réussi à s’implanter et où il n’y a ni congés payés, ni sécurité sociale.
D’autres définitions
Il existe bien sûr d’autres définitions possibles de ce qu’on appelle la droite et la gauche. Par exemple, Raymond Aaron proposait une liste de trois idées fondatrices:
- « liberté contre l’arbitraire des pouvoirs et pour la sécurité des personnes » ;
- « organisation afin de substituer, à l’ordre spontané de la tradition ou à l’anarchie des initiatives individuelles, un ordre rationnel » ;
- « égalité contre les privilèges de la naissance et de la richesse ».
Quoi qu’il en soit, aucune discussion sérieuse n’est possible tant qu’on ne dit pas clairement quelle définition précise on donne aux mots, ce qui fait le miel des démagogues de tout poil: Ils détournent toujours les conversations, sans jamais donner de définition précise des mots qu’ils emploient. C’est en grande partie à ça qu’on les reconnait.
Et du coup, en ce qui me concerne, si dans une discussion quelqu’un commence à me parler de gauche et de droite en politique, je commence par lui demander quelle définition claire il donne à ces mots. Une définition claire et pas une longue liste de critères flous ou d’airs de famille. Peu importe qu’on soit d’accord ou pas sur cette définition du moment qu’on sache de quoi l’autre parle quand il emploie le mot.
Faute de quoi la « discussion » qui suivrait n’en sera jamais une. Ça ne serait qu’un long simulacre, un combat de coqs vide de sens dans l’enfumage idéologique qui sert si bien l’ordre établi.

