De Frédéric II à Camus en passant par la route de Babylone

Publié le mer. 19 juin 2019 dans se_liberer



Faïence maçonnique

A l'occasion d'une intéressante discussion sur Frédéric II de Prusse, auteur légendaire des «constitutions de Berlin» du REAA, je me disais qu'on a parfois tendance dans certains ateliers maçonniques à confondre l'histoire "historique" (que Guénon déclarait publiquement mépriser, contrairement à ses disciples actuels qui préfèrent souvent éviter d'aborder le sujet) et l'histoire légendaire.


Les exemples en sont nombreux et à de nombreux degrés. Je pense par exemple à certains Frères, parfois très éminents, qui se disputent encore sur l'emplacement d'un pont qu'une célèbre légende maçonnique (rédigée dit-on en France entre 1747 et 1749, soit juste après la publication du Zadig de Voltaire, ce qui n'est sans doute pas un hasard) situe sur la route de Babylone à Jérusalem.

Personne ne doute qu'il faille franchir l'Euphrate quelque part, puis le Jourdain, pour aller de Babylone à Jérusalem, sauf à faire d'infinis détours. Mais chercher l'emplacement de ce pont est comme chercher le village du Père Noël: A force de le chercher avec les yeux de la foi, on finira tôt ou tard par le trouver là où on le cherche, en toute logique dans un pays où les rennes tirent des traîneaux, à côté du cercle polaire. Il y a même un bureau de poste et une boutique de souvenirs.

Tableau d'Adolph von Menzel (1815-1905)

Adolph von Menzel (1815-1905): König Friedrichs II. Tafelrunde in Sanssouci

Tableau représentant un déjeuner imaginaire regroupant autour du roi Frédéric II de Prusse quelques-unes des personnalités qui furent ses invités: Voltaire, von Stille, Casanova, Boyer d'Argens, La Mettrie, James & George Keith, von Rothenburg et Algarotti.

Soyons sérieux. L'emplacement exact de ce fichu pont, c'est comme le village du Père Noël, ça n'a strictement aucune importance dans l'histoire "historique" (qui ne le mentionne même pas, il n'a peut-être même jamais existé, il y avait plus de gués que de ponts à l'époque), ni non plus dans l'histoire légendaire.

La différence entre l'histoire "historique" et l'histoire légendaire?

  • La première ne nous dit pas grand chose du sens de notre vie, et encore moins des ordres personnalisés que le GADLU ou le roi de Prusse nous donneraient personnellement juste pour nous, petites personnes d'un petit peuple insignifiant d'une petite planète d'une galaxie sans importance.
  • La seconde est sans cesse écrite et réécrite par nous, pour donner ensemble un sens à notre vie et essayer d'échapper au moins un peu à notre insignifiance.

L'utilité de l'histoire "historique"?

  • Elle nous rappelle sans cesse l'absurdité (au sens de Camus) de notre condition humaine.

L'utilité de l'histoire légendaire?

  • Elle nous rappelle sans cesse à la nécessité, si nous voulons devenir un jour des "Sisyphes heureux", de construire ensemble le sens que nous donnons à nos vies.

Inutile de tirer sur le pianiste. Ce point de vue, presque hérétique, en tout cas « moderne et profane » (paraît-il !), serait dit-on « condamné par toutes les traditions authentiques ». Il ne serait « pas très bien vu dans la franc-maçonnerie écossaise de Tradition » (notez bien le "grand T") où il serait tout juste « toléré ».

Tout ça, je le sais déjà. On me le dit souvent. Et même de plus en plus souvent je trouve. Il y a probablement à cela des explications historiques et sociologiques.

Mais comme le disait un des maîtres qui ont accompagné ma jeunesse: « Tout ça n'est pas très important ».

Pour moi, l'essentiel est d'apprécier ces légendes initiatiques. Pas uniquement pour les enseignements que leurs auteurs souhaitaient nous donner à travers elles à leur époque, mais aussi et surtout pour les enseignements qu'elles nous inspirent à nous, ici et maintenant.

Un ami a attiré mon attention récemment sur un auteur un peu méconnu de nos jours, mais qui inspira pas mal les humanistes français de la Renaissance, à savoir Philon d'Alexandrie. Ce fut l'un des premiers à « avoir pensé Dieu en architecte de l'univers » (Wikipédia) et à avoir interprété la Bible de manière allégorique, voyant par exemple en Jacob non pas un personnage ayant réellement existé mais le symbole de l'âme.

J'aime bien faire pareil. Par exemple en me souvenant que le Hiram de la légende maçonnique n'est pas tout à fait le Hiram de la Bible.

Si Jacob est le symbole de l'âme, si Salomon symbolise la sagesse, quel concept symbolise Hiram?